Assis sur la mousse
Je suis entré dans la forêt pour étudier l'arbre. Assis sur la mousse,
j'ai ouvert l'un de ces bons vieux traités de botanique d'autrefois qui savaient tout et parlaient
doctement des plantes telles qu'on les voit. Et voici ce que me dit mon brave auteur au mot arbre :
« L'arbre est une plante ligneuse, vivace, ayant une tige principale que l'on nomme tronc, habituellement
dépourvue de branche à sa partie inférieure, mais portant une couronne de branches à
son sommet. »
D'impatience, j'ai repoussé le bouquin qui fut s'abattre ouvert à plat ventre, sur les rosaces vertes
des cornouillers.
Chef-d'œuvre de la nature
Non ! ce n'est tout de même pas cela l'arbre ! Ce n'est pas seulement une colonne de bois,
cette surrection d'une force mystérieuse, vivante et universelle, qui défie la pesanteur,
maîtresse du monde inorganique. Je crois fermement que c'est le chef-d'œuvre de la nature,
et dont la beauté n'est surpassée que par l'immatérielle beauté d'un être bien
différent qui vit et se meut sous son ombre - portant au front l'étoile de la pensée.
Je me tourne vers l'arbre
Fatigué des vains bruits que font les hommes, je me tourne vers l'arbre. Je me
pénètre de l'essence de sa forme, et je suis sensible à la vie qu'il projette sur
moi. Je le vois vivre et agir, lui que l'on dit immobile. Je lui parle, lui que l'on dit
sourd, et j'entends sa réponse, lui que l'on dit muet.
Vie sédentaire
L'arbre est émouvant dans sa forme infiniment variée et cependant une; cette forme que l'on ne
peut définir autrement qu'en l'appelant forme d'arbre. D'où lui
vient-elle ? La philosophie consultée n'a pas de réponse. L'observation
des analogies laisse entendre que la forme de l'arbre est fonction de son mode de vie
sédentaire. Les animaux marins, les coraux par exemple, fixés au flanc des rochers,
ne prennent-ils pas la forme arborescente ?
Servi par les éléments
Parce que l'arbre est éminemment enté à la mamelle de la
terre, il n'a cure d'aller chercher au loin l'élément de sa nourriture concentrée
en une proie.
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Sa proie à lui, c'est l'air qui passe chargé du gaz carbonique; c'est la rosée
du ciel; ce sont les eaux chargées de sels minéraux qui circulent dans la terre.
L'arbre ne court pas à la recherche d'une proie : elle vient à lui, baignant ses racines
innombrables, effleurant ses branches et ses feuilles mouvantes. |
Photo Marie-Victorin |
C'est sa dignité d'être servi par les éléments tandis que les animaux enivrés cependant
de l'orgueil du mouvement doivent dans l'humiliation de la faim, chercher péniblement leur subsistance.
Géométrie héréditaire
Solidement ancré à la terre, en un point déterminé par le capricieux voyage d'une graine,
l'arbre soulève sa masse, la résout en branches pour multiplier les contacts, pour baigner mieux dans
la portion de l'air nourricier qui lui est accessible. Ces branches se ramifient à l'infini
selon des angles et des habitudes toujours les mêmes, lois non écrites dictées par
l'hérédité pour chaque espèce. Et c'est l'obéissance stricte du
courant vital à une héréditaire géométrie, qui donne à chaque arbre
sa personnalité, son individualité.
Diversités spécifiques
Je reconnais l'orme au quart de cercle que décrit sa maîtresse branche en se séparant du tronc ;
le frêne rouge à ses doubles courbures en forme d'S, le liard et le peuplier d'Italie à
la façon directe dont les membres majeurs, relevés à l'angle aigu, indiquent le
ciel. Je reconnais le sapin à son impeccable pyramide, le palmier à sa colonne
et à son vert chapiteau qui ne supporte rien. L'allure des rameaux ultimes, ceux qui baignent
directement dans le ciel la tendreté de leur jeune bois, est diverse autant que
spécifique. Ici c'est un éventail déployé, ailleurs une plume qui
berce. Ailleurs encore une poulpe qui cherche, une tentacule qui menace !
Êtres de la forêt
Ainsi chaque lignée d'arbre inscrit sur le tableau bleu du ciel, sans cesse nettoyé par les vents,
une signature propre que la vieille nature depuis des millions d'années a inscrite dans le registre de la
vie, et que connaissent aussi par héritage tous les êtres de la forêt et de la
plaine : insectes, oiseaux et petits mammifères, qui ont partie liée avec l'arbre.
Centre de symétrie
Si je veux pénétrer la vie de l'arbre, je cherche d'abord pourquoi il est si grand, et pourquoi il
n'est pas plus grand. Pour savoir, je regarde l'animal croître en agrandissant les parties qu'il
possède déjà en son état de jeunesse. L'animal est un ensemble fermé,
bouclé par certaines conditions et certaines corrélations, prisonnier de certaines
nécessités mathématiques. De sa jeunesse à sa vieillesse,
le cheval qui paît dans le pré a toujours les mêmes quatre membres, les mêmes deux yeux,
les mêmes pièces osseuses qui se sont seulement agrandies avec l'âge. Dans
l'espèce humaine, l'enfant et l'adulte sont à la même échelle, ils ont un centre de
symétrie : pour chaque point A, il y a un point A.
Courbe ouverte
L'arbre, lui, essentiellement différent, vit en courbe ouverte. Il s'agrandit surtout en
multipliant indéfiniment le nombre de ses parties. Chaque année il ajoute une
couche de bois à son tronc; il se crée des milliers de feuilles supplémentaires;
il enfonce dans la terre des milliers de radicelles nouvelles à tel point que je doute de son
unité. Est-il un seul individu vivant, ou bien est-il une colonie, à l'instar de la
ruche ou de la termitière ? Peut-être n'est-il qu'un agrégat
d'unités vivant enchaînées et composées chacune d'une feuille et d'une
radicelle ? Le tronc ne serait alors que le résultat de la concrescence, de la soudure de
la partie moyenne de ces unités.
Pourquoi pas plus grand ?
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L'arbre atteint des proportions majestueuses qui écrasent l'homme minuscule vivant à ses
pieds. Mais pourquoi l'arbre ne dépasse-t-il jamais les 300 ou 400 pieds que nous connaissons
du sapin Douglas de notre Colombie canadienne, au séquoia du Nevada, aux eucalyptus de l'Australie ? |
Photo Marie-Victorin
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Le temps
En dernière analyse, ces dimensions sont un plafond que l'arbre ne peut dépasser parce qu'il
est prisonnier d'une certaine architecture dite architecture d'arbre, et que nous connaissons bien. Les
possibilités de variation de cette architecture ont été explorées et exploitées
par la nature travaillant avec le concours de son puissant allié : le temps.
Force harnachée
Mais si ingénieuse et si féconde qu'elle soit la nature est elle-même prisonnière de
certains impondérables. La vie végétale comme l'autre, est nombre et
proportion. Elle dépend surtout d'une relation fonctionnelle entre la surface et le volume ou,
si l'on veut, entre l'usure par tous les points de la masse et la réparation par tous les points de la
surface.
À mesure que l'arbre se développe, le volume grandit comme le cube et la surface comme le
carré seulement; avec l'âge la surface devient insuffisante pour le volume. À
ce moment, s'établit un inéluctable équilibre, l'arrêt qui annonce le
déclin. Quand je regarde en haut à travers la ramure de l'arbre géant,
suis-je devant la force et la vie en marche ? Oui, sans doute ! Mais je suis aussi
devant la force bridée, harnachée, vaincue par les froides nécessités de la
mathématique, invisible maîtresse du monde.
La vie de l'arbre apporte aux hommes un message qu'il leur faut entendre et sans quoi le tableau du monde,
où l'arbre tient tant de place, serait sans signification et sans voix.
L'eau
Oui ! Il y a une impressionnante analogie humaine dans la considération de l'arbre. Comme nous,
l'arbre respire et, lentement, diffuse sa matière dans l'air ambiant. Comme nous il s'annexe
sans trêve des éléments de la matière, et comme nous il a besoin du secours,
à chaque minute, de cette fidèle gardienne de la vie : l'eau.
Acte d'amour
Comme nous l'arbre dort, quelquefois en repliant ses feuilles comme on ramène une couverture sur sa
tête. Comme nous, pour ne pas mourir tout entier, il assure la continuité de son
espèce par un acte d'amour entouré d'un infini déploiement de couleurs et de
parfum. Comme nous, plus que nous, l'arbre a une patrie, un sol natal, et il supporte mal l'exil.
Luttes fratricides
Comme chez l'humain l'arbre soutient son frère dans la forêt; mais les arbres se livrent aussi
parfois des luttes fratricides et la forêt est pleine d'implacables suppressions, de silencieux triomphes
du fort sur le faible.
Folle de sève
Enfin, comme nous aussi, l'arbre ayant atteint le nombre de ses jours, disparaît et retourne à
la terre, pendant que folle de sève, la génération suivante monte vers le soleil.
L'ombre et l'abri
L'arbre est donc bien pour nous un grand frère muet, impuissant à nous dire le poème de
sa vie intérieure et formidable. Nous l'aimons tel quel, ce frère muet, venu de plus
loin que nous dans les abîmes du passé, mûri dans son immobilité et son
silence. S'il ne peut nous initier au mystère de son origine et de sa vie limitée, il peut,
en revanche, sans rompre son auguste silence, nous apprendre à nous tenir droit, à chercher les
hauteurs, à raciner profondément, à purifier le monde, à offrir
généreusement à tous l'ombre et l'abri. Ainsi l'arbre est la
vérité parce qu'il est l'ordre et la continuité; il est la beauté parce qu'il
émeut en nous des fibres qui trempent tout au fond du grand creuset révolu d'où sortirent
des mains de Dieu, les deux œuvres de choix : l'arbre et l'homme.
Le frère Marie-Victorin prononce la causerie reproduite ci-dessus, à La Cité
des Plantes, à la radio de Radio-Canada, le 12 octobre 1943.
Photos tirées de : LA CITÉ DES PLANTES, direction frère
Marie Victorin, directeur de l'Institut botanique de l'Université de Montréal et du Jardin botanique de Montréal, Société Radio-Canada, Radio-Collège présente, troisième série, pp. 4 - 20. Montréal 1943.
Information donnée par Jacques Labrecque, botaniste, courriel 2015-02-23
Deux des communications du frère Marie-Victorin présentées dans le cadre de Radio Collège, sont disponibles au lien suivant :
http://www.disten.com/radiocollege/sonores.php
Méditation sur l'arbre
Sa majesté le pin
Les documents sonores permettent d'entendre la voix du frère.